Aristide Maillol : le cycliste
Aristide Maillol (1861-1944) est un peintre, graveur et sculpteur français.
Il commence sa carrière dans la peinture et s'intéresse très tôt aux arts décoratifs : céramique et tapisserie, avant de se consacrer à la sculpture, vers l'âge de quarante ans.
Aristide Maillol fut l'un des sculpteurs les plus célèbres de son temps. Son œuvre, silencieuse, fondée sur des formes pleines, élaborées à partir de l'étude du nu féminin et simplifiées jusqu'à l'épure, représente une véritable révolution artistique, anticipant l'abstraction.
Maillol s’installe en 1903 à Marly-le-Roi. Le comte Harry Kessler, collectionneur allemand, sera son mécène durant toute sa carrière. Il ne sculptera que peu de nus masculins, dont le cycliste en 1907.
Le modèle du "cycliste" s’appelle Gaston Colin qui se prêtera totalement aux poses demandées.
Voici quelques photographies du modèle prises à la piscine :
Le comte Harry Kessler tenait un journal. Dans les pages de l'année 1907, il y relate ses fréquentes visites à l'artiste en cours d'exécution de son cycliste.
Le comte prit également de nombreuses photographies de l'artiste en pleine création comme du modèle qui prêta sa nudité autant à la sculpture qu'à l'œil du photographe.
Extrait du journal du comte Harry Kessler :
Paris, 16 juillet 1907, mardi
L’après-midi à Marly chez Maillol, pour le voir travailler sur ma statue d’après le petit Colin. Quand il modèle, il semble toucher et appliquer l’argile avec beaucoup plus de délicatesse, de tendresse que Rodin, c’est comme s’il caressait les formes avec ses doigts. Dans l’atelier, j’ai photographié le petit Colin, la statue et Maillol.
Paris, 20 juillet 1907, samedi
De nouveau chez Maillol, pendant qu’il travaillait au jeune homme. Je lui ai dit que ça m’intéressait de le voir travailler. « Et pourtant je ne fais pas d’esprit en travaillant », m’a-t-il répondu, « je travaille bêtement… comme un âne. Les autres, Bourdelle par exemple, font de grands gestes », etc., et il a mimé Bourdelle. Il dit que Rodin aussi travaille « bêtement », comme lui, « il copie la nature patiemment », etc.
Paris, 23 juillet 1907, mardi
De nouveau chez Maillol, où j’ai pris des photos. Je lui ai dit que je craignais toujours qu’il n’arrive à mon jeune homme en terre la même chose qu’au buste de Renoir, qu’un morceau ne tombe et soit perdu. Maillol m’a répondu que ça ne ferait rien, qu’il pourrait facilement en refaçonner n’importe quel morceau, qu’il était facile de refaire un bras, une jambe. « Tout le monde peut faire le morceau. Le difficile, c’est de trouver où il doit être mis : une fois qu’on voit que c’est là, ce n’est rien de faire un bras, un sein. » Sur le chemin de la gare où Maillol m’a raccompagné, nous avons croisé un groupe de petites filles du village en robes claires. Maillol s’est retourné sur elles et m’a dit : « C’est ça, ce que je voudrais faire. Je voudrais donner la sensation que donne une jeune fille dehors (il prononce : u-ne jû-ne fil-le dehors). Mais ce n’est peut-être pas avec des formes qu’on peut donner ça, c’est plutôt avec des taches… Rodin est celui qui aurait pu le mieux faire ça, mais ça ne l’a jamais intéressé, la grâce. C’est peut-être Renoir qui s’est approché le plus de ce que je voudrais faire, Renoir, dans certains morceaux de nu. » Je lui ai dit que son nu me semblait cependant encore plus naïf, plus paradisiaque que celui de Renoir, que Renoir était encore à l’intérieur de notre civilisation, alors que lui, Maillol, était au-delà. Maillol : « C’est pas que je me révolte, mais elle est si embêtante, notre civilisation, qu’on ne peut pas y entrer. Dans un autre temps, la sculpture avait une place, le sculpteur savait pour quoi il travaillait. Mais moi, où toutes mes statues iront-elles ? »
Paris, 25 juillet 1907, jeudi
L’après-midi chez Maillol. Maillol, à propos de la statue du jeune homme : « C’est une étude d’après nature. C’est très amusant à faire, seulement c’est lent... c’est lent. On dit souvent que les Grecs étaient plus savants que Michel-Ange en anatomie. Moi je ne crois pas, seulement ils observaient et ils faisaient ce qu’ils voyaient. Michel-Ange, lui, connaît tous les muscles par cœur, il les connaît, il les connaît… il en invente ! Quelquefois, quand on voit un morceau de chair, on se dit : comme c’est beau ! C’est ça, ce que je voudrais faire, rendre cette impression-là. »
Il est revenu ensuite sur la nécessité d’adapter l’œuvre d’art à son environnement : « Quand on met une statue dans un jardin, il faut que la statue soit aussi belle que les arbres… et les arbres aussi beaux que la statue. Quand une statue est belle, tous les arbres autour deviennent beaux. Mais à Versailles, il y a des statues auprès desquelles les arbres deviennent monstrueux. Votre statue de jeune fille est faite pour une pelouse. Mais celle-là (le monument pour Banyuls) est faite pour être près d’une montagne, c’est différent. »
Nous avons parlé du nu masculin et féminin. « Une fois que j’aurai commencé, je ne ferai plus que des hommes, c’est bien plus facile. Chez un homme, il y a toujours quelque chose, un muscle, où se rattraper. Chez les femmes, il n’y a rien, pas de formes, il faut tout inventer, excepté quand elles sont très bien faites, mais c’est rare. »
Vers six heures, j’ai emmené les Maillol en auto avec moi à Saint-Cloud, le petit Colin nous suivait sur son vélo. Nous avons dîné au Pavillon bleu, Maillol dans son costume de laine grossière à gros carreaux marron et jaunes qui lui donne l’air d’un riche paysan, Mme Maillol, monumentalement harnachée dans une robe claire à demi décolletée. Une soupe très épicée l’a mise dans l’embarras, en la faisant tousser, jusqu’à ce que je laisse entendre que nul n’était tenu de finir sa soupe. Lui était comme toujours très assuré. Il m’a prié de rappeler à Rodin sa promesse et de l’amener avec moi à Marly, il aimerait beaucoup entendre ce qu’il dira du jeune homme. Il en est venu alors, comme presque chaque fois, à parler de l’art de Rodin : « C’est un peintre. Ce qu’il fait, c’est de la peinture. Il n’y a que des reflets, on ne voit que des reflets, on cherche la forme, on ne la trouve pas. Et pourtant elle y est, très précise, mais ce qu’on voit, ce ne sont que des reflets… Oui, il a retrouvé la lumière, mais ce que je voudrais, c’est mettre quelque chose dedans, dans cette lumière, je voudrais faire quelque chose de lumineux, où les formes seraient pourtant bien accusées. »
J’ai donné pour exemple sa jeune fille au soleil. « Oui, c’est ce que j’ai fait de plus lumineux jusqu’à présent. Mais on pourrait aller plus loin. Il faut absolument que je fasse une statue qui rende ça, une statue de femme d’après la petite bonne qui est chez moi, une étude d’après nature très serrée. Je sens que j’arrive à une plénitude. Je ne peux pas m’expliquer, mais je sens en moi une force qui me pousse. Ce que je fais, je le fais facilement, ça ne me fatigue pas. Je vois les autres s’éreinter sur leur travail. Moi, je travaille sans me fatiguer. »
Nous avons causé ensuite des Égyptiens et des Grecs. Je lui ai dit que les Grecs m’étaient finalement tout de même plus proches, « parce qu’ils ont trouvé la volupté : ils étaient des amoureux ». Maillol : « C’est peut-être que vous n’êtes pas sculpteur. Les Égyptiens mettaient dans tout ce qu’ils faisaient l’esprit religieux, ce qui est encore plus haut que l’amour, si on veut. Les Grecs restent humains. Moi, je voudrais mettre quelque chose de grave dans mon nu. Je pourrais assez facilement faire du Renoir en sculpture, je crois, mais je me retiens, je ne veux pas me laisser glisser, parce que je trouve qu’en art, la volupté doit tout de même garder quelque chose de grave, ça n’en devient que plus voluptueux. »
Je lui ai dit que ses choses étaient pourtant très grecques dans leur esprit. « Oui, c’est vrai, je crois toujours que je suis un Grec. On a trouvé tout près de chez nous les ruines d’une grande ville grecque, Emporion. » Il pense que son sang vient peut-être de là. Au sujet de Rodin, il a encore ajouté : « La vérité, c’est que ses choses ne font pas bien. Il faut les regarder de tout près pour voir ce qu’il y a dedans et alors, on est tout étonné, mais de loin, elles ne s’arrangent pas. » Sur la position de Rodin par rapport à la nature et aux Grecs : « Quand il montre chez lui ce torse d’homme antique que vous savez, il lui tape toujours sur le ventre en disant : “On sent qu’il y a les boyaux.” Moi je me dis alors : “Oui, on les sent, mais on ne les voit pas : voilà l’art grec.” Mais Rodin et tous les gens de son époque veulent qu’on voie les boyaux. »
Paris, 27 juillet 1907, samedi
À Marly. Apporté à Maillol quelques-unes des photographies qui montrent le petit Colin nu à côté de sa statue. Maillol les a examinées très attentivement l’une après l’autre avant de dire : « On voit bien la différence, on fait toujours moins rond que la nature. On croit faire aussi rond et c’est toujours moins rond. »
Il a pris ensuite une des photographies dans sa main et a commencé à corriger d’après l’image, sans regarder le petit Colin, qui se tenait debout juste à côté, nu. Puis il s’est remis à travailler sur le modèle. « C’est difficile, bien difficile : il se tortille tout le temps. À chaque instant c’est différent. Regardez ceci (le creux de l’estomac et les côtes) : maintenant, il y a ceci et dans un instant, c’est tout changé, il n’y a plus rien. Il faut regarder de tout près, comme Rodin, pour faire quelque chose. »
Il paraissait nerveux, peut-être à cause d’une pesante atmosphère d’orage qui a régné tout le jour et de cette vie qui lui sert immédiatement de modèle. Il a parlé d’une photographie qu’il a vue d’un relief de Meunier : « Ce sont des bras, des torses, c’est beau, c’est étonnant, mais on ne sait pas si ce sont des morceaux d’hommes ou des arbres ou des montagnes. Voilà ce qu’ils ont cherché, le morceau, mais où diable ont-ils vu tout cela dans la nature ? Regardez (montrant le petit Colin), il n’y a rien, c’est tout lisse. » Ensuite, il m’a demandé de prendre encore quelques photographies du jeune Colin, qui enchaînait des poses au hasard.
Paris, 30 juillet 1907, mardi
À nouveau chez Maillol. Il travaillait à la statue d’après le petit Colin. « Regardez ici », m’a-t-il dit en indiquant la partie gauche de la poitrine du jeune homme, « on dirait un muscle énorme et quand on regarde de près, impossible de rien voir. La nature fait ses effets avec rien, et les sculpteurs en mettent comme ça (tenant une grosse boule de terre dans sa main) ! C’est un rien qu’il faut. Seulement, c’est long à trouver. » Il dit que les Grecs savaient comment faire.
Œuvre fascinante que ce "cycliste" dont on peut admirer la conception grâce à ces superbes photographies prises dans l'atelier. Atelier dont on devine l'ambiance grâce au journal du comte Harry Kessler.
Beauté de l'œuvre, beauté du modèle dont le naturel est saisissant. Combien de jours a-t-il passé dans l'atelier, nu, à sentir le regard du maître scruter son corps ? A sentir l'œil du photographe figer sa plastique étincelante ?